Que pensent les tribunaux canadiens des systèmes juridiques du CCG?

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Mondial Publication Juin 2017

La société Dana Gas PJSC établie dans l’émirat de Sharjah a demandé récemment aux tribunaux des Émirats arabes unis (EAU) de déclarer que deux de ses obligations islamiques totalisant 700 M$ US étaient illégales et inexécutoires pour cause de non-conformité à la charia. La demande de Dana Gas vient nous rappeler que le droit des États du Moyen-Orient peut être bien différent du droit canadien et du droit anglais. Cet article traite de la façon dont les tribunaux canadiens interprètent quelques-unes de ces différences.

En raison de la mondialisation et de la diversité grandissante des gens d’affaires canadiens, les interactions commerciales avec des entités moyen-orientales se multiplient. Les tribunaux canadiens ont ainsi eu l’occasion de se pencher sur des questions de compétence, de droit applicable et d’exécution de jugements dans le cadre de litiges commerciaux émanant de la plupart des six pays membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG), soit Bahreïn, le Koweït, Oman, le Qatar, l’Arabie saoudite et les EAU.

Les tribunaux canadiens respectent généralement les jugements des tribunaux des États membres du CCG et donnent effet aux contrats régis par les lois de ces États, ce qui est remarquable, car les systèmes juridiques de la plupart des États du CCG sont généralement des variantes distinctes et hybrides de la jurisprudence et des pratiques arabes, ottomanes, napoléoniennes et anglaises qui se sont développées rapidement au cours des dernières décennies par suite de la mondialisation et de l’accroissement de l’intégration régionale.



Clauses de choix de l’instance

Lorsque les parties à un contrat choisissent une instance précise pour la résolution d’un litige à l’exclusion de toutes les autres instances, les tribunaux canadiens respecteront ce choix1. Toutefois, si une convention ne stipule pas d’instance exclusive pour la résolution des litiges, un choix contractuel ne devient qu’un facteur parmi d’autres analysé par le tribunal canadien pour déterminer s’il peut ou s’il devrait être saisi de l’affaire2.

Ainsi, un tribunal canadien a prononcé un jugement à la demande d’une banque des EAU relativement à une dette contractée par un Canadien, même si la dette était garantie par un acte stipulant la reconnaissance de la compétence d’un tribunal de Dubaï, parce que la stipulation n’excluait pas le recours à une autre instance3].

Par contre, un tribunal canadien a refusé d’instruire une demande relative à un contrat de sous-traitance qui i) contenait une clause de compétence non exclusive prévoyant la résolution des litiges par un tribunal des EAU et ii) était lié à un contrat principal prévoyant l’arbitrage à Abu Dhabi4.

Compétence

Au-delà des clauses de choix de l’instance, pour établir s’ils ont ou non compétence, les tribunaux canadiens tiendront également compte des lieux où le contrat est exécuté5, où l’activité est exercée6, où se trouvent les sièges sociaux7 et où surviennent les dommages8.

Un tribunal canadien a confirmé sa compétence à l’égard d’une demande alléguant la violation d’un contrat d’emploi présentée contre un conseil d’éducation d’Abu Dhabi, même si le conseil n’était pas présent au Canada. Le tribunal s’appuyait sur le fait que le demandeur avait présenté une demande d’emploi par l’intermédiaire d’une agence de recrutement australienne, que le conseil s’attendait à ce que les Canadiens y aient accès en ligne, que le conseil faisait vraisemblablement appel à une agence de recrutement au Canada (bien que ce ne fût pas le cas en l’instance) et que le demandeur avait subi des dommages au Canada9.

Dans cette affaire, le conseil d’éducation d’Abu Dhabi était également incapable de réfuter la compétence des tribunaux canadiens en invoquant l’immunité de l’État, tout comme le concédant de licence en investissement étranger saoudien dans une affaire subséquente portant sur des honoraires de consultant impayés, parce que ces demandes portaient sur des aspects contractuels ou commerciaux courants des activités des défendeurs plutôt que sur des aspects touchant la souveraineté des mandats respectifs accomplis pour le compte de l’État membre du CCG10.

Toutefois, un tribunal canadien a décliné compétence relativement à une demande présentée par des demandeurs de Dubaï contre des Nord-Américains en ce qui concernait les actions d’une société de Dubaï. La raison en était que les défendeurs avaient démontré qu’un tribunal de Dubaï refuserait d’exécuter une ordonnance canadienne qui prétendrait déclarer des droits sur les valeurs mobilières d’une société de Dubaï11.

Instance appropriée

Même si un tribunal canadien est compétent, le défendeur peut encore tenter de démontrer qu’une autre instance serait mieux à même de trancher le litige12].

Toutefois, le fait qu’une demande puisse être régie par les lois d’un État membre du CCG ou qu’il puisse être difficile d’exécuter un jugement canadien dans le territoire du CCG ne suffit pas nécessairement à établir qu’une province canadienne ne constitue pas une instance appropriée pour trancher le litige13. De plus, la perte de l’avantage que représente le délai de prescription prévu par les lois canadiennes dans le cas d’une demande qui peut être prescrite dans un État du CCG peut entrer en ligne de compte et favoriser une instruction de la demande au Canada14.

Lois applicables

Lorsque les parties ont convenu que leurs droits légaux doivent être interprétés conformément aux lois d’un État étranger, un tribunal canadien appliquera la loi étrangère pour résoudre le litige en recourant à la présentation de preuves par des experts en ce qui concerne cette loi. Toutefois, l’application de lois étrangères ne s’étend qu’aux questions de fond, et non aux questions de forme15. En outre, un tribunal canadien n’appliquera pas une loi étrangère qui est contraire à l’ordre public au Canada ou aux principes de justice naturelle16.

Lorsqu’une convention contient une clause de compétence législative en faveur d’une province canadienne, un tribunal canadien peut appliquer la loi de cette province pour statuer sur le litige, même si la convention a été exécutée à l’étranger. Par exemple, un tribunal ontarien a refusé de radier des demandes présentées par des franchisés omanais qui alléguaient la violation d’obligations de divulgation de la part du franchiseur ontarien, puisque le contrat de franchise stipulait qu’il était régi par les lois de l’Ontario17.

Par ailleurs, les sociétés affiliées moyen-orientales d’organisations canadiennes peuvent parfois être assujetties aux lois canadiennes, même si elles constituent des entités juridiques distinctes. Un collège communautaire de Terre-Neuve a été forcé récemment à divulguer de l’information, conformément à une demande d’accès à l’information, concernant un campus situé au Qatar, même si le campus de Doha était exploité par une entité juridique distincte appartenant à l’État du Qatar et gérée par le collège terre-neuvien18.

Exécution de jugements rendus par les États du CCG

Les tribunaux canadiens reconnaîtront et exécuteront généralement un jugement émanant d’un État membre du CCG si le tribunal reconnaît que l’instance moyen-orientale était compétente pour trancher le litige19.

Comme dans le cas des lois étrangères, il est nécessaire de prouver les procédures, les ordonnances et les jugements étrangers au moyen d’une preuve d’expert pour pouvoir exécuter les jugements20.

Le tribunal canadien a estimé que l’existence d’un droit conféré au monarque de modifier un jugement dans un État du CCG ne compromettait pas l’indépendance de la magistrature. En exécutant un jugement de reddition de compte obtenu à Dubaï par une société des EAU contre son ancien directeur général, le juge Holland, de la Haute Cour de l’Ontario, a conclu que le Sheikh pouvait suggérer que le débiteur judiciaire bénéficiait d’une certaine marge de manœuvre, laissant entendre qu’une modification postérieure au jugement serait favorable au défendeur21.

Enfin, le fait que des jugements canadiens ne soient peut-être pas reconnus invariablement dans un État du CCG ne justifie pas qu’on refuse d’exécuter un jugement émanant de cet État22.

Conclusion

En dépit de différences notables entre les lois et les procédures du Canada et celles des États du CCG, les tribunaux canadiens respectent généralement les lois et les tribunaux du CCG et, dans les affaires où il convient de le faire, ils sont aussi disposés à reconnaître leur compétence à l’égard des parties à des litiges émanant de territoires faisant partie du CCG.

Dans le cas des sociétés et des personnes situées au Canada, si elles ne tiennent pas compte d’instances entreprises dans les pays du CCG ou n’y réagissent pas de manière satisfaisante, elles risquent que tout jugement s’ensuivant puisse être exécuté au Canada.

Les entités du CCG devraient, quant à elles, être prêtes à répondre à des procédures canadiennes portant sur des contrats ou d’autres opérations commerciales conclus avec des Canadiens si le contrat ne comporte pas de clause de choix de l’instance valide favorisant l’arbitrage ou la compétence du CCG, peu importe que le litige ait trait ou non à des entreprises exploitées au Moyen-Orient ou à des contrats devant y être exécutés.

Erik Penz dirige notre groupe des litiges transnationaux au Canada. Tom Valentine a été conseiller juridique principal (projets) auprès de Qatar Petroleum en 2003-2004. Les auteurs remercient l’associé en litiges transnationaux Azim Hussain et l’étudiant Mark Vanderveken de leur assistance relativement à la préparation de ce numéro de l’Actualité juridique.

Notes

1 3289444 Nova Scotia Ltd. v Masdar Abu Dhabi Future Energy Co., 2016 NSSC 330 au para 54 [Masdar].

2 Ibid au para 66.

3 Khalij Commercial Bank Ltd. v Woods (1985) 17 DLR (4e) 358 (HC Ont) [Khalij].

4 Masdar, supra au para 141.

5 Ibid aux para 79 et 81.

6 Ibid au para 87.

7 Ibid.

8 ECS Educational Consulting Services Canada Ltd. v Al Nahyan [2000] OJ 211 aux para 28-29 (SC) conf par [2000] OJ 4416 (CA) [Al Nahyan].

9 Kais v Abu Dhabi Education Council, 2011 ONSC 75 au para 51.

10 Kais, supra au para 47. Dorais v Saudi Arabian General Investment Authority, 2013 CarswellQue 9504au para 34 (CS).

11 Galustian v The SkyLink Group of Companies Inc., 2010 ONSC 292 aux para 64-66.

12 Kais, supra aux para 35-36.

13 Kais, supra au para 59; Kazi v Qatar Airlines, 2013 ONSC 1370 aux para 24-25.

14 Al Nahyan, supra aux para 42-43; Kais, supra aux para 19 et 59.

15 Khalij, supra.

16 Ibid.

17 Madinat Qaboos Services LLC v Mucho Burrito International Inc., 2012 CarswellOnt 8466 aux para 3 et 16-17 (SC).

18 McBreairty v College of the North Atlantic, 2016 CarswellNfld 316 aux para 9, 19 et 184-187 (SC).

19 Monteiro v Toronto Dominion Bank (2008) 89 OR (3e) 565 au para 44 (CA), affaire dans laquelle le tribunal a donné effet à la décision d’un tribunal koweïtien concernant un compte bancaire canadien.

20 Arabian Co. for Spare Parts and Maintenance v Hariri (2015) 433 NBR (2e) 337 aux para 21-22 (QB). Dans cette affaire, il existait une certaine confusion quant à l’état de l’instance et des jugements saoudiens.

21 A.H. Al-Sagar & Brothers Engineering Project Co. v Al-Jabouri [1988] OJ 2562 aux para 28-29 (HC).

22 Ibid aux para 33-34.



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